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Le bien-être animal, une autre lecture

Publié le 1 mars 2019 , mis à jour le 17 août 2023

Consubstantielle à l'industrialisation de la production animale, la problématique du bien-être animal n'est pas née d'un changement dans nos sensibilités mais plutôt d'une réaction face à la chosification des animaux. Jocelyne Porcher, sociologue directrice de recherche à l'INRA sur les relations de travail entre l'humain et l'animal, explique dans cet entretien sa vision de la problématique.

Le troupeau de Christelle, éleveuse à la Fournachère

Depuis quand la sensibilité des animaux fait-elle l’objet de l’attention des paysans ?

La sensibilité envers les animaux a toujours existé mais elle était méconnue. C’est de tout temps que les paysans considèrent que les animaux ont une dignité. Quand on observe les tableaux et la littérature des XVIIIe et XIXe siècles, on voit qu’il y a entre les paysans et les animaux un rapport de partenariat.

Les paysans n’avaient pas du tout intérêt à maltraiter leurs animaux puisque c’est grâce à eux qu’ils avaient un revenu, qu’ils tiraient la charrue, qu’ils se vêtissaient.

Le problème c’est que les paysans n’écrivaient pas de livres ! Donc la relation qu’ils avaient avec leurs animaux, on ne peut que la déduire, la deviner par rapport à ce qui a été écrit dans la littérature zootechnique du XIXe. Entre les lignes, on lit ce contre quoi les zootechniciens ont combattu pour instaurer l’industrialisation de l’élevage au XIXe : les sentiments taxés de sentimentalisme ou de sensiblerie, l’idée qu’on puisse avoir un rapport esthétique avec les animaux... Qu’une vache soit considérée comme belle n’est pas utile, une bonne vache c’est une vache qui produit. On devine que tout ce que la zootechnie affirme avec force sont des arguments contre ce qui existe alors chez les paysans et qui n’entre pas dans une logique d’efficacité, c’est-à-dire un rapport esthétique et moral aux animaux et des relations sur la durée. Cela ne signifie pas pour autant que cette relation était idyllique parce que nous vivons dans une société violente et les animaux n’y ont pas échappé, ils ont été pris dans les conflits comme les humains.

Quand la protection animale a-t-elle été institutionnalisée ?

Avec l’industrialisation de l’élevage, et plus largement de la société, des rapports complètement irrespectueux avec les animaux sont instaurés. Progressivement, la violence envers eux devient manifeste et génère la naissance de la SPA, le vote de la loi Grammont au milieu du XIXe siècle. La loi Grammont a été votée par la bourgeoisie au pouvoir parce qu’on s’offusquait de voir maltraiter les chevaux en ville. Cette loi interdit la violence visible envers les animaux, la violence publique. Elle punit sévèrement la brutalité des cochers qui tapent leurs chevaux mais c’est tout le système qui est brutal, aussi envers les humains. On a fait travailler les enfants de 5-6 ans dans les mines. Quand on lit Dickens ou Zola, on voit ce que fut ce siècle, celui de l’instauration de la violence industrielle envers les humains, les animaux, la nature.

La protection des animaux comme un corpus de règles n’est pas le signe de l’émergence d’une sensibilité nouvelle mais une réaction contre la violence industrielle qui concerne toute la société.

Les rapports avec les animaux sont inscrits dans les rapports sociaux, je dirais même dans les rapports de classe. Je le pense d’autant plus que j’ai largement étudié les systèmes porcins et j’ai constaté que dans ces systèmes, les ouvriers et les animaux sont brutalisés les uns et les autres. Quand on est passé de l’artisanat à l’industrialisation, on a cassé ce lien entre les paysans et leurs animaux. La protection animale est dès lors apparue comme un contrepoids à la rupture de ce lien.

La notion de bien-être animal serait donc dévoyée pour légitimer l’insupportable réalité de la production animale industrielle ?

La protection animale a émergé comme un palliatif, mais cela n’a eu aucune utilité remarquable. Les mêmes personnes qui ont voté la loi Grammont faisaient en même temps descendre les chevaux dans les mines. Après la guerre, où le système industriel s’est vraiment développé, notamment grâce aux antibiotiques, des voix se sont élevées de nouveau. Par exemple le livre de Ruth Harrison Animal Machines en 1964 en Angleterre. Apparaît alors la notion d’Animal Welfare, traduite en français par « bien-être animal », qui, à partir des années 80, va se présenter comme la solution contre la souffrance des animaux dans le système industriel. On aurait pu dire à ce moment, « on arrête, c’est monstrueux. » Mais ce n’est pas du tout ce qui se passe. Il ne s’est d’ailleurs rien passé. Rapidement, cette question du bien-être animal a été prise en main par des biologistes.

On cumule bientôt quarante ans d’expérimentations pour savoir si le cochon préfère le caillebotis en plastique ou en fer, le caillebotis partiel...

Mais ces productions animales, que je distingue de l’élevage artisanal, ont un tel effet aujourd’hui sur l’environnement et la santé humaine que les politiques et décideurs de tout bord ne peuvent plus faire l’impasse.

Alors quelle est la solution pour améliorer la condition animale ?

Pour moi, ce n’est pas en abolissant l’élevage. En revanche, il faut arrêter les systèmes industriels, ils ne sont pas améliorables. Dès le départ, on dit « l’animal est une chose ». C’est le postulat de l’industrie qui préside à l’organisation du travail, mais les vrais gens qui travaillent vraiment savent très bien que la truie qu’ils ont en face d’eux n’est pas une chose. C’est ça qui fait souffrir. On ne découvre rien, ça fait plus de cinquante ans qu’on connaît la calamité que sont les systèmes industriels, depuis leur naissance même. Comment se fait-il que ce soit seulement aujourd’hui que les politiques et les journalistes semblent le découvrir ?

Pourquoi parle-t-on tant aujourd’hui d’abolir l’élevage ? C’est parce qu’aujourd’hui il y a des alternatives capitalistes hyper rentables, basées sur l’agriculture cellulaire, qui se substituent à la viande, au lait, aux œufs à partir des biotechnologies.

Du coup, on peut dire « la viande c’est mauvais » parce qu’il y a maintenant une autre industrie émergente qui peut remplacer l’élevage. C’est ma lecture. Ce n’est pas la sensibilité qui compte d’abord, elle passe après l’économie. Au lieu de réinventer l’élevage, on s’oriente vers des recherches biotechnologiques de remplacement des produits animaux, soit par des végétaux, soit demain par de la viande in vitro. Là, les multinationales sont en train de s’emparer de l’alimentation mondiale d’une manière incroyable. Et sans le vouloir, les anti-viande, anti-élevage font le jeu de cette industrie alimentaire 2.0. L’avenir n’est pas écrit, peut-être qu’il y aura un sursaut. On dira qu’on ne veut pas manger de la viande in vitro et vivre avec des robots et qu’il faut refaire de l’élevage. Parce qu’il est tout aussi sûr qu’on ne peut pas le garder tel qu’il est. Et même en dehors du système industriel, il faut revenir sur des tas de choses, comme la sélection génétique par exemple. Toute la filière a été très impactée par l’industrie des productions animales.

Il faut réinventer l’élevage !

Qu’est-ce qui bloque le renouveau de l’élevage ?

Le blocage principal, c’est que l’élevage est un artisanat, un art de la relation de travail aux animaux. Il y a une dichotomie radicale entre la logique industrielle et l’élevage. On ne fait pas de l’élevage avec 3 000 truies, avec 300 bovins, avec 40 000 poules.

L’élevage implique des relations intersubjectives, des liens entre individus, qui priment sur la rationalité productive. Par définition, ça ne peut donc pas être industriel.

Si on est éleveur, c’est parce qu’on a envie de vivre et travailler avec des animaux. Si le renouveau de l’élevage n’est pas porté comme solution, c’est parce que c’est un artisanat et qu’il ne peut pas faire fonctionner l’industrie des aliments, des médicaments, des bâtiments, de la sélection génétique... Toute cette circulation d’argent autour des animaux qui rapporte à des tas de gens, sauf aux éleveurs eux-mêmes, soit dit en passant. Tous ceux qui ont participé à l’installation de ce système financier et spéculatif n’ont pas l’intention de retourner à l’artisanat. Pourtant, l’élevage paysan est une merveilleuse richesse. Si cet élevage s’effondre, ce sont toutes nos relations aux animaux domestiques qui vont s’effriter peu à peu et hommes comme animaux vont y perdre.

En quoi les animaux bénéficient-ils de la domestication, de l’élevage ?

Les théories prônant l’abolition de l’élevage et la libération des animaux ont pour base une critique de la domestication, le mal originel. Ce serait parce que l’humain a domestiqué les animaux qu’ils sont exploités et maltraités depuis dix mille ans. On a effectivement une relation asymétrique avec eux, c’est nous qui décidons. Mais c’est la condition de la vie en commun avec les animaux, on ne sait pas faire autrement. C’est une relation qu’on essaye de rendre la plus équitable possible. Pour vivre en société avec des animaux, on ne laisse pas les chiens gambader en meute dans la ville, on met des barrières aux prés, on contraint leur liberté mais aussi la nôtre.

Pour autant, des millions d’animaux sont heureux avec nous car au-delà des barrières il y a des liens, des conditions de vie offertes par les éleveurs qui sont plaisantes.

Les animaux de ferme sont des proies dans la nature. Sur le temps long de la domestication on peut penser que les espèces comme les moutons, les chevaux, les vaches ont trouvé plus profitable de vivre avec les humains que d’être poursuivis par des loups, des chacals... Le travail des animaux sert à ce que la vie des animaux et la nôtre soient plus riches, plus vastes. Nous partageons nos mondes. Quand on est éleveur, on vit dans le monde humain et dans le monde animal. Nous, humains et animaux, devenons plus intelligents. Les animaux domestiques font des choses plus diversifiées que les animaux sauvages. Ils ont une vie plus intéressante, à condition que les conditions de travail respectives soient bonnes bien sûr ! Je ne dirais pas ça pour une truie industrielle. On a une vraie logique du don, donner – recevoir – rendre, qui fait que chacun a envie que le cycle continue.

Si la relation est profitable aux humains et aux animaux, comment justifie-t-on le pouvoir de mort que nous avons sur les animaux ?

Il y deux raisons. La première est alimentaire. Nous sommes omnivores et ne sommes pas, sur ce plan, différents des hommes du néolithique. Nous pouvons diminuer la consommation de viande mais les produits animaux sont nécessaires à notre alimentation. Sans produit animal il faut complémenter, notamment en vitamine B12, alors que si nous consommons des produits animaux nous avons une alimentation équilibrée. Pour l’instant, nous ne sommes pas des humains augmentés capables de nous passer de produits animaux sans complémentation. La deuxième raison a l’air simple, mais c’est très profond et juste : on ne peut pas garder tous les animaux. Nous sommes dans un système de ressources finies. Donc, si des animaux naissent, il faut que des animaux partent. C’est vrai dans un troupeau, à l’échelle d’une région, mais aussi de la planète. Si personne ne meurt, personne ne peut naître, sinon on n’a plus assez de ressources. La question « Où partent-ils ? » se pose. Ils ne partent pas forcément à l’abattoir mais ils doivent quitter le système d’élevage. Alors, si on peut financer la retraite des vaches, des chevaux, tant mieux ; on peut aussi retarder l’abattage en diversifiant le travail qu’on fait avec eux, c’est à réfléchir.

En tout cas, on ne peut garder trop d’animaux vieillissants si on n’a pas assez de ressources.

L’abattage, c’est d’abord pour se nourrir, mais aussi pour que la vie circule. Autrefois, quand on mangeait moins de viande, on gardait les animaux plus longtemps. La solution n’est pas de « libérer » les animaux de ferme mais de chercher quelle vie on peut leur donner si nous diminuons la consommation de produits animaux et si nous augmentons leur espérance de vie. Ce sont des solutions utopiques dans le système capitaliste actuel, mais nous pouvons reconsidérer nos relations avec les animaux en travaillant à sortir de ce système.

C’est le sujet de vos recherches ?

Oui, avec mon équipe, Animal’s Lab, nous travaillons cette question. Est-ce que les animaux travaillent ? Qu’est-ce qu’ils font ? Qu’est-ce que nous faisons avec eux ? Est-ce que ça les intéresse ? Qu’est-ce que ça leur apporte ? Nous avons abordé ces questions avec des chiens d’aveugles, des chevaux, des vaches... Nous affirmons que oui, le travail les intéresse, ils s’investissent dans le travail. Un cheval a envie de gagner la course, un chien d’aveugles a envie de bien guider, un chien de berger a envie de bien garder, etc. Le travail, c’est un vecteur puissant de transformation de nos relations aux animaux parce que ça montre que les animaux ne sont pas des victimes mais participent aux choses. Ils ont envie de vivre avec nous eux aussi. On va chercher l’intelligence des animaux, leur capacité à nous faire bouger, à prendre des initiatives, à transformer les choses. Ils sont des vecteurs d’innovation. Le champ est encore vaste à imaginer pour travailler ensemble, non pas libérer les animaux du travail mais changer leurs conditions de travail, sortir de la violence et de la cupidité.

Aller plus loin :


Le site de Jocelyne Porcher

Vivre avec les animaux, une utopie pour le XXIe siècle, Jocelyne Porcher

Un lien qui nous élève, film documentaire d’Olivier Dickinson
Travail animal, un autre regard sur nos relations aux animaux, film Educagri
Revue Écologie et politique, numéro spécial (54), Travail animal, l’autre champ du social

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Ressources pour aller plus loin

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