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Bifurquer, et après ?

Publié le 13 juin 2022 , mis à jour le 17 août 2023

La vidéo a fait le tour des réseaux sociaux, et a fait vaciller les personnes qui doutent. Dans un système où la destruction du vivant fait partie intégrante des métiers que l’on propose au sortir des écoles dites “prestigieuses” - voire que l’on recommande, beaucoup aspirent pourtant à des vies plus épanouies, au sens plus clair et à l’utilité concrète.

Nous avons discuté avec Théophile Duchâteau, qui fait partie des étudiant·es d’AgroParisTech ayant lancé un appel à bifurquer lors de leur cérémonie de remise des diplômes. Son projet ? S’installer en collectif sur une ferme Terre de Liens. Rencontre.

Peux-tu te présenter ?

Oui bien sûr ! J’ai 24 ans, j’ai grandi à Toulouse. Si je devais résumer, je dirais que j’ai évolué dans un cadre social facilitant et avec une intelligence bien adaptée au système scolaire, ce qui m’a poussé à me laisser porter par des études que l’on dit prestigieuses : un bac général option SVT, une classe prépa en biologie, et enfin, l’école d’ingénieurs AgroParisTech.

Suite à votre discours devenu viral, prononcé par quelques élèves de ta promotion lors de votre remise de diplômes à AgroParisTech, beaucoup de médias ont parlé d’un appel à “déserter”. Ça veut dire quoi, déserter ? Quel était le sens de votre discours ?

Plutôt qu’un appel à déserter, c’est d’un appel à bifurquer dont il s’agit.
Il me semble important de remettre ce discours dans son contexte. Le fait qu’il devienne viral n’était pas prévu. À la base, on voulait parler à nos camarades et à l’administration de notre école. On voulait parler à tous ceux d’entre eux qui se posent des questions, qui se demandent ce qu’ils veulent faire, ce qu’ils peuvent faire. Ceux qui ont parfois envie de prendre la tangente.
Avec ce discours, on voulait simplement insuffler un peu d’envie et d’espoir en disant que c’est possible : regardez, même des gens de votre promo prennent cette direction et vous incitent à faire de même.
Ensuite, le discours a pris une certaine ampleur médiatique, notamment après les partages de messieurs Jancovici et Mélenchon. Si c’est autant le cas, c’est bien que l’on a touché juste, au-delà de la sphère de notre école.

Quel est ton projet, toi qui bifurques ?

Comme je l’ai dit, j’ai passé ma vie à me laisser porter, notamment dans mes études. Rien ne me plaisait spécialement à part de voir comment fonctionnait le vivant, c’est quelque chose qui m’a toujours fasciné.
Puis j’ai rencontré Victor pendant mes études. La première année qu’on a passée à l’école était globalement un très mauvais moment : beaucoup de matières à survoler, des profs pas toujours intéressés… On s’est demandé : « c’est vraiment ça la voie d’excellence dont on nous parlait ? » Il y a eu beaucoup de remises en question autour de l’école, et plus globalement autour du métier d’ingénieur. On voulait trouver quelque chose qui nous aille mieux.
La première bifurcation s’est faite lorsque l’on est partis en spécialité forestière sur le campus de Nancy. Au fur et à mesure, on a découvert que c’était plutôt l’agriculture qui nous convenait, même si le métier de forestier est passionnant. À cette époque, on se documentait beaucoup, notamment sur le mouvement de la collapsologie, et on avait des envies de vies plus résilientes, autonomes. On a rencontré Romain, et on s’est rendu compte qu’on avait un peu ce projet en commun, l’idée d’un petit lieu de vie collectif et alternatif. Alors on s’est dit qu’on allait se lancer ensemble.
On a lu, on s’est beaucoup renseigné, on est partis faire du wwoofing, et puis on a fini par tomber sur l’annonce d’une ferme Terre de Liens, avec de l’eau, de l’espace, de l’habitat. On s’est dit qu’il fallait qu’on fonce. Le projet est en cours et c’est autour de cela que le collectif s’est vraiment soudé.

En quoi choisir la paysannerie est un chemin qui fait sens pour toi ?

Simplement parce que faire pousser de la nourriture, ça a du sens, et ce n’est clairement pas assez valorisé aujourd’hui. On s’est fait pas mal critiquer à la suite de notre discours, par des personnes qui nous accusaient de refuser le savoir technique appris en école d’ingénieur. Mais c’est faux, ce n’est pas du tout un refus : il y a finalement peu de métiers qui sont aussi stimulants intellectuellement que celui d’agriculteur. Il faut arriver à gérer les plannings de culture, la commercialisation, l’administratif. Le métier de paysan est un improbable mélange, et c’est très stimulant. En plus de ça, il correspond aux valeurs que j’ai envie de porter. C’est une chance inouïe de travailler avec le vivant.
Enfin, on a tout simplement besoin de paysans, si l’on veut une société durable.

Vous envisagez de vous installer sur une ferme Terre de Liens. En quoi le projet Terre de Liens vous parle ?

De notre côté, on connaissait Terre de Liens, et puis le mouvement s’est montré très ouvert à notre projet. Et heureusement car aujourd’hui, le plus gros frein à l’installation paysanne est un frein économique. Sans Terre de Liens, c’est un investissement qu’on ne serait pas capables de porter, d’autant plus en n’étant pas issus du milieu agricole : grâce à eux, le coût que l’on supporte sera divisé par 3.
On est attachés à l’aspect de lutte contre l’agrandissement des fermes, qui sont toujours plus grosses, décentralisées, avec à leur tête des paysans devenus gestionnaires qui ne voient plus leurs champs et se contentent de donner des ordres techniques. Ce n’est pas un modèle résilient. À l’inverse, les valeurs de Terre de Liens permettent d’aider à faire vivre des systèmes alternatifs.

Beaucoup de jeunes se tournent vers l’agriculture dans ces fameux moments de “bifurcation”. Pourtant, c’est un monde, on le voit avec votre retour d’expérience, encore empli de logiques destructrices. Est-ce pour autant un lieu d’espoirs ?

C’est un lieu d’espoir, et ça l’a toujours été, ainsi qu’un lieu de revendications. Je me suis beaucoup intéressé à la vision de l’agriculture dans la société. Et il y a un espèce d’entre-deux bâtard : d’un côté le « bon sens paysan » est très considéré, et de l’autre on assiste à un mépris de classe très fort, avec la vision des paysans comme des « bouseux » arriérés, alors qu’en réalité tant de choses ont été apportées à la société via l’agriculture. Déjà, la société sans un monde paysan n’existe pas, puisqu’elle ne peut pas se nourrir. Ensuite, il y a beaucoup de pratiques destructrices (notamment la révolution verte, qui a causé des dégâts aussi bien sur la biodiversité que sur les liens sociaux), mais c’est un endroit où concrètement beaucoup de belles choses se font. La preuve en est que l’on retrouve l’idée d’un retour à la terre dans énormément de grandes luttes contemporaines. C’est la preuve que même dans un monde aussi verrouillé que celui-ci, quand l’accès à la terre est possible, les alternatives peuvent s’installer concrètement.
Donc selon moi, c’est l’un des meilleurs endroits pour bifurquer. L’agriculture est à la base de la société. Pour changer la direction de cette société, changer sa base me paraît évident.

Qu’est-ce que tu dirais aux jeunes qui voudraient bifurquer, et peut-être comme vous, se lancer dans un projet d’agriculture respectueuse et durable, mais qui n’osent pas franchir le pas ?

Prenez votre temps. Se lancer dans le monde agricole, c’est quelque chose de salvateur, et en même temps de très difficile. J’ai beaucoup travaillé sur les souffrances au travail dans le maraîchage, et on le sait : ces métiers peuvent être très durs. L’agriculture est un moyen de bifurquer, mais le meilleur moyen de faire face à un système qui broie à la fois l’environnement et les gens, c’est aussi de s’écouter soi-même. On nous a beaucoup parlé de la bonne carrière, du bon travail, de choses disproportionnées. Il faut revenir à une échelle plus petite, plus concrète, à laquelle ce qu’on fait pour vivre est aussi salvateur pour soi.
Alors c’est important d’y aller par petits pas. Moi, ça m’a tout de même pris trois ans et demi ! Et ce n’est pas fini.
Prenez aussi le temps d’échanger, de réfléchir, de lire. Et vous avancerez.

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